8
Proposition
Le temps s’écoulait lentement dans cette prison aux allures de cocon.
Nebogipfel, lui, semblait très satisfait des commodités de notre logement. Il passait le plus clair de ses journées le visage enfoui dans la peau scintillante du Constructeur, immergé dans l’Océan d’information. Il n’avait guère de temps ni de patience pour moi ; c’était manifestement pour lui un effort – une perte – que de s’arracher à ce riche filon de sagesse accumulée pour affronter mon ignorance et, pis encore, mon désir primitif de compagnie.
Je me mis à tourner en rond dans l’appartement. Je mâchais mes rations de nourriture ; je prenais des bains de vapeur ; je jouais avec le générateur de Multiplicité ; je scrutais par les fenêtres une Terre devenue pour moi aussi inhospitalière que la surface de Jupiter.
Je n’avais rien à faire ! Et, dans cet esprit de futilité, car j’étais à présent si loin de mes origines et de mes semblables que je ne voyais pas comment je pourrais continuer à vivre, je tombai dans une profonde dépression.
Puis, un jour, Nebogipfel vint me trouver pour me présenter ce qu’il appela une proposition.
Nous étions dans la pièce où reposait notre aimable Constructeur, plus placide que jamais. Nebogipfel, comme d’habitude, était connecté au Constructeur par son tube monoculaire tout scintillant de cils vibratoires.
— Il faut que vous appréhendiez le contexte de tout ceci, dit-il en faisant pivoter son œil naturel afin de pouvoir m’observer. Pour commencer, il faut que vous compreniez que les objectifs des Constructeurs sont très différents de ceux de votre espèce ou de la mienne.
— Cela se comprend. Rien que les différences physiques…
— Cela va plus loin.
En général, lorsque nous nous lancions dans cette sorte de débat – où je tenais le rôle de l’ignorant –, Nebogipfel manifestait des signes de nervosité, brûlant tel un saumon de remonter jusqu’aux profondeurs scintillantes de son Océan d’information. Or, cette fois-ci, il s’exprimait patiemment, posément, et je me rendis compte qu’il prêtait une attention inhabituelle à ce qu’il avait à dire.
Je commençai à être mal à l’aise. Manifestement, le Morlock sentait qu’il avait besoin de me persuader de quelque chose !
Il continua d’évoquer les objectifs des Constructeurs.
— Voyez-vous, une espèce ne peut survivre longtemps si elle continue de transporter le fardeau des antiques motivations dont vous-même êtes alourdi, si je puis dire.
— Vous le pouvez, dis-je sèchement.
— Je veux dire, évidemment, l’esprit de territoire, l’agressivité, le règlement des différends par la violence… Des visées impérialistes et similaires deviennent inconcevables lorsque la technologie avance au-delà d’un certain seuil. Avec des armes de la puissance de la bombe au carolinum lancée par la Zeitmaschine – ou pis encore –, les choses doivent changer. Un homme de votre époque a dit que l’invention des armes atomiques avait tout changé, sauf la manière de penser de l’Humanité.
— Je ne peux contester votre thèse, dis-je, car il semble effectivement que les limites de l’Humanité, les vestiges du vieil Adam, aient fini par provoquer notre chute… Mais-quels sont les objectifs de vos surhommes de métal, les Constructeurs ?
Nebogipfel hésita puis dit :
En un certain sens, une espèce considérée comme un tout n’a pas d’objectifs. Les hommes avaient-ils des objectifs communs, à votre époque, hormis de continuer à respirer, à se nourrir et à se reproduire ?
— Des objectifs partagés avec le bacille le plus vil, grognai-je.
— Mais, en dépit de cette complexité, on peut, je crois, classer les objectifs d’une espèce selon son état d’avancement et les ressources qui lui sont par conséquent nécessaires.
Une civilisation préindustrielle, disait Nebogipfel – et je songeai à l’Angleterre du Moyen Âge –, a besoin de matières premières pour se nourrir, se vêtir, se chauffer, et cetera.
Mais, une fois que l’industrie s’est développée, des matériaux peuvent être substitués à d’autres pour compenser la pénurie d’une ressource particulière. Et les exigences essentielles deviennent alors le capital et le travail. Pareil état correspondrait à mon propre siècle, et je compris comment on pourrait en fait considérer, génériquement parlant, que les activités humaines de ce siècle arriéré étaient, dans leurs grandes lignes, suscitées par la concurrence pour obtenir ces deux ressources essentielles : le travail et le capital.
— Mais il y a un stade au-delà du stade industriel, dit Nebogipfel. C’est le stade postindustriel. Ma propre espèce est parvenue à ce stade – nous l’étions depuis presque un demi-million d’années quand vous êtes arrivé –, mais c’est un état qui n’a pas de fin.
— Expliquez-moi ce que cela signifie. Si le capital et le travail ne sont plus les moteurs de l’évolution sociale…
— Ils ne le sont plus, parce que leur absence est compensée par l’Information. Me suivez-vous ? Ainsi le Sol transmutateur de la Sphère – au moyen du savoir investi dans sa structure – pouvait-il compenser toute pénurie de ressource autre que l’énergie brute…
— Vous êtes donc en train de me dire que ces Constructeurs, étant donné leur fragmentation en une myriade de factions complexes, recherchent essentiellement à accroître leurs connaissances ?
— L’information – sa collecte, son interprétation et sa sauvegarde – est le but ultime de toute vie intelligente, dit Nebogipfel en posant sur moi un regard sévère. Nous l’avions compris et avions ainsi commencé à traduire les ressources du système solaire ; vous autres hommes du dix-neuvième siècle aviez à peine commencé à cheminer à l’aveuglette vers cette révélation.
— Très bien, dis-je en regardant vers les étoiles closes. Nous devons donc nous demander ce qui limite la collecte de l’information. Il me semble que ces Constructeurs universels ont déjà clôturé une bonne partie de cette Galaxie.
— Et il y a d’autres galaxies au-delà, dit Nebogipfel. Un million de millions de systèmes stellaires aussi vastes que celui-ci.
— Peut-être, alors, qu’en ce moment même les grandioses voiliers des Constructeurs continuent de se disperser comme des graines de pissenlit, voguant vers les confins inconnus de la Galaxie… Peut-être que, finalement, les Constructeurs pourront conquérir la totalité de cet univers matériel et le consacrer à la sauvegarde et à la classification de l’information que vous décrivez. Cet univers serait devenu une gigantesque Bibliothèque, la plus vaste qu’on puisse imaginer, infinie dans son étendue et dans sa profondeur…
— Le projet est grandiose, certes – et le gros de l’énergie des Constructeurs est dévolu à ce but : étudier comment l’intelligence peut survivre dans le futur lointain, lorsque l’Esprit aura circonscrit l’Univers, que toutes les étoiles seront mortes et que les planètes auront échappé à leurs soleils… et que la matière elle-même entrera en dégénérescence.
« Mais vous vous trompez : l’Univers n’est pas infini. Et, par là même, il n’est pas suffisant. Pas pour certaines factions des Constructeurs. Comprenez-vous ? Cet Univers est borné dans l’espace et dans le temps ; il a commencé à un moment fixe du passé et devra se terminer avec la dégénérescence finale de la matière, à la fin ultime du temps…
« Certains Constructeurs – une faction – ne sont pas disposés à accepter cette finitude. Ils refusent d’assigner toute limite que ce soit à la connaissance. Un Univers fini ne leur suffit pas ! Et ils se préparent à agir en conséquence.
Un frisson de terreur pure me fit dresser les cheveux sur la tête. Je regardai vers les étoiles cachées. Voilà une espèce qui était déjà immortelle, qui avait conquis une galaxie, qui voulait absorber un Univers… Comment pourrait-elle encore aller plus loin pour satisfaire son ambition ?
Et, me demandai-je tristement, en quoi cela pourrait-il nous impliquer ?
Nebogipfel, toujours vissé à son monoculaire, se frotta le visage du dos de la main, à la manière d’un chat, pour enlever des fragments de nourriture restés dans les poils de son menton.
— Je n’appréhende pas encore totalement le projet de ceux-là, dit-il. Il implique le voyage transtemporel et la plattnérite ; et, je suppose, le concept de la Multiplicité des Histoires. Les données sont complexes…, tellement brillantes…
Je trouvai que c’était là un terme bien extraordinaire ; il me vint pour la première fois à l’esprit que le Morlock devait avoir un courage et une force intellectuelle inouïs pour descendre dans l’Océan d’information des Constructeurs et affronter cette mer de fulgurantes Idées.
— Une flotte de Vaisseaux est en chantier, dit-il. D’énormes Machines transtemporelles bien au-delà des capacités de votre siècle ou du mien. Avec elles, les Constructeurs projettent – crois-je – de pénétrer le passé. Le passé profond.
— Jusqu’où ? Plus loin que le paléocène ?
— Oh, dit-il en m’observant, beaucoup plus loin que cela.
— Soit. Et que devenons-nous, Nebogipfel ? Quelle est cette « proposition » que vous voulez me présenter ?
— Notre bienfaiteur – le Constructeur ici présent avec nous – appartient à cette faction. Il a pu détecter notre approche dans le temps – je ne peux vous donner les détails, ils sont trop complexes –, il a pu pressentir notre arrivée à bord de notre Chronomobile rudimentaire, depuis le paléocène. Voilà pourquoi il était là pour nous accueillir.
Notre Constructeur avait pu détecter notre cheminement vers la surface du temps, comme si nous étions de timides poissons des profondeurs !
— Eh bien, je lui en suis reconnaissant. Après tout, s’il n’avait pas été là pour nous accueillir comme il l’a fait et nous traiter avec son énergie moléculaire, nous serions morts et bien morts.
— Exactement.
— Et maintenant ?
Nebogipfel désaccoupla son visage du monoculaire du Constructeur, qui se détacha avec un « plop ! » obscène.
— Je pense, dit-il lentement, qu’ils comprennent ce que vous signifiez : le fait que votre invention initiale a précipité les changements et la Multiplicité explosive qui a conduit à ce qui nous entoure.
— Que voulez-vous dire ?
— J’imagine qu’ils savent qui vous êtes. Et qu’ils veulent que nous venions avec eux. Sur leurs grands Vaisseaux… jusqu’à la Frontière au Commencement du Temps.